1. Dans une lettre rédigée depuis la prison de la Santé, après sa dégradation, et adressée à son épouse Lucie Dreyfus, le capitaine Dreyfus écrit :
Ma chérie,
Te dire ce que j’ai souffert aujourd’hui, je ne le veux pas, ton chagrin est déjà assez grand pour que je ne vienne pas encore l’augmenter. En te promettant de vivre, en te promettant de résister jusqu’à la réhabilitation de mon nom, je t’ai fait le plus grand sacrifice qu’un homme de cœur, qu’un honnête homme auquel on vient d’arracher son honneur, puisse faire. Pourvu, mon Dieu, que mes forces physiques ne m’abandonnent pas ! Le moral tient, ma conscience qui ne me reproche rien me soutient, mais je commence à être à bout de patience et de force… Je te raconterai plus tard, quand nous serons de nouveau heureux, ce que j’ai souffert aujourd’hui, combien de fois, au milieu de ces nombreuses pérégrinations parmi de vrais coupables, mon cœur a saigné. Je me demandais ce que je faisais là, pourquoi j’étais là… il me semblait que j’étais le jouet d’une hallucination ; mais hélas, mes vêtements déchirés, souillés, me rappelaient brutalement à la réalité, les regards de mépris qu’on me jetait me disaient trop clairement pourquoi j’étais là. Hélas, pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scalpel le cœur des gens et y lire ! Tous les braves gens qui me voyaient passer y auraient lu, gravé en lettres d’or : "Cet homme est un homme d’honneur." Mais comme je les comprends ! À leur place je n’aurais pas non plus pu contenir mon mépris à la vue d’un officier qu’on leur dit être un traître. Mais hélas, c’est là ce qu’il y a de tragique, c’est que le traître, ce n’est pas moi !...
Alfred DREYFUS, Lettres d'un innocent ,1898, Stock.
2. Le capitaine Dreyfus lui écrit ensuite, le 9 janvier :
Je vis d’espoir, je vis dans la conviction qu’il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour, que mon innocence ne soit pas reconnue et proclamée par cette chère France, ma patrie…
[puis, le 11 janvier, peu avant son départ pour la déportation :]
Je ne me plains pas de mes souffrances physiques, tu sais que celles-là je les méprise, mais sentir planer sur son nom une accusation épouvantable, infâme, quand on est innocent… Ah ! cela non ! Et c’est pourquoi j’ai supporté toutes les tortures, tous les affronts, car je suis convaincu que tôt ou tard la vérité se découvrira et qu’on me rendra justice. J’excuse très bien cette colère, cette rage de tout un noble peuple auquel on apprend qu’il y a un traître... mais je veux vivre, pour qu’il sache que ce traître ce n’est pas moi. Soutenu par ton amour, par l’affection sans bornes de tous les nôtres, je vaincrai la fatalité. Je ne prétends pas que je n’aurai pas encore parfois des moments d’abattement, de désespoir même. Vraiment, pour ne pas se plaindre d’une erreur aussi monstrueuse, il faudrait une grandeur d’âme à laquelle je ne prétends pas, mais mon cœur restera fort et vaillant… Je vivrai, mon adorée, parce que je veux que tu puisses continuer à porter mon nom comme tu l’as fait jusqu’à présent, avec honneur, avec joie et avec amour, parce qu’enfin je veux le transmettre intact à nos enfants. Ne vous laissez donc pas abattre par l’adversité ni les uns ni les autres ; cherchez la vérité sans trêve ni repos…
Ibidem.
3. L'Affaire nourrit les chroniques et les tribunes dans la presse, jusqu'à la publication le 13 janvier 1898, en première page du quotidien L’Aurore, de la tribune "J'accuse" d'Emile Zola, dont voici un extrait :
Extrait :
La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis.
Et c’est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d’honnête homme. [...]
Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. C’est d’aujourd’hui seulement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes : d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse ; de l’autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Je l’ai dit ailleurs, et je le répète ici : quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle.
Émile ZOLA, "J'accuse", L'Aurore n° 87, 13 janvier 1898.
Réflexion :
Alors que le capitaine Dreyfus sait qu'il est innocent du crime pour lequel il a été condamné, alors qu'Émile Zola dispose (le reste de sa tribune en atteste) d'éléments lui permettant de savoir que le capitaine Dreyfus est innocent du crime pour lequel il a été condamné, l'un et l'autre inscrivent leurs propos dans le registre de la conviction. Quel sens a, ici, la conviction, et qui la différencie du registre de l'opinion ?
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